J’ai une passion pour les carnets. Jusque-là, rien d’exceptionnel. C’est une passion plutôt récurrente, qu’on aime écrire ou non, car l’objet est beau, attirant, un carnet vierge c’est comme une promesse à tenir, un horizon à réinventer. En tout cas, je l’ai toujours vu comme ça : un océan à dessiner entre les pages. Tout est possible. Tout semble faisable. Tout est portée de main, de mots, de croquis, toutes nos pensées, nos rêves, nos désirs peuvent s’ancrer là, gardés, protégés dans le secret des lignes. Comme un prolongement de soi, de ce qu’on a été, de ce qu’on pourrait être. Le carnet consigne tout, cartographie nos intérieurs, les choses les plus anodines comme les pensées les plus folles. J’ai toujours aimé cette sensation indicible, au moment d’ouvrir un nouveau carnet, l’impression que tout, absolument tout, serait possible désormais. Cette passion a commencé assez tôt, vers l’âge de six ans, quand j’ai reçu en cadeau un premier carnet pour écrire. Il était parfait à mes yeux, d’une beauté et d’un kitsch redoutable : cadenas sur le côté et chaton sur la couverture. Je n’ai pas beaucoup écrit dedans mais il contient les premiers mots manuscrits, maladroits et criblés de fautes, le frémissement de toutes les histoires que je cherche, depuis, à raconter. Aujourd’hui, c’est plus fort que moi, je les collectionne, les carnets, je les accumule et les additionne, sans attendre toujours de les terminer. Je frémis de joie à chaque fois que j’en achète un, et je pourrais y passer des heures, à tâter le velouté des pages, à tergiverser sur les couvertures, souples, rigides, sobres ou colorés - et pourquoi pas une autre couverture chatons.
J’ai des dizaines de carnets, pour tout, pour rien, des cahiers que je tiens plus ou moins bien, pour noter tout un tas de choses différentes. Un joyeux bazar de notes éparses, souvent mal écrites, pleines de ratures, de schémas parfois incompréhensibles et de listes dans tous les sens. Avant, ça m’énervait beaucoup de m’éparpiller comme ça. De ne pas finir certains carnets. Comme les journaux intimes, longtemps tenus, souvent abandonnés, entre l’âge de 11 et 30 ans. Je me disais que j’étais incapable de tenir un journal ni de remplir correctement les beaux carnets que j’achetais ou qu’on m’offrait. J’ai longtemps fantasmé l’idée d’avoir un grand carnet qui rassemblerait toutes mes idées, toutes mes inspirations, un beau carnet de « vraie » artiste et de « vraie » écrivaine, qui serait beau, rédigé proprement, peut-être même organisé. Des journaux qui seraient remplis de choses intéressantes, profondes, spirituelles. Mais moi, je n’écrivais rien de très spirituel. Et j’écrivais mal, en plus. Combien de fois me suis-je dit que j’allais gâcher les carnets les plus jolis (et les plus coûteux) ? Parfois, ça m’a empêché d’en commencer certains. Mais récemment, j’ai compris que c’était impossible d’écrire bien, d’écrire beau, dans les carnets comme dans mes journaux. C’est même une utopie : je ne peux pas « bien » écrire dans ces espaces-là, tout comme je ne peux pas tout rassembler au même endroit. J’ai besoin de cette désorganisation. J’ai besoin de cette sorte de laideur dans l’écriture qui est synonyme de jaillissement, j’ai besoin que ça ne soit pas intéressant pour espérer que ce que j’écrive à côté le soit peut-être, un jour. Tout comme j’ai besoin d’éclater mes idées, mon esprit, ma pensée.
J’écris dans plusieurs lieux. Et ça commence par le plus intime : je n’ai pas un journal, mais deux. Deux journaux intimes. Je me disais, c’est bizarre quand même, d’avoir deux espaces distincts pour, en soi, parler de la même chose. Mais mes journaux intimes ne parlent pas, justement, de la même chose, et je les exploite de manière assez différente. Quand j’essayais de n’en tenir qu’un seul, ça me mettait une pression de dingue. Il fallait que le journal soit intéressant, mais tout ce que j’avais à dire, ce n’était pas intéressant. Pas beau. Je détestais mes étalages enfantins, mes phrases bateau. Toutes ces craintes, ces freins, sont classiques dans la tenue du journal, Pauline Harmange en parlait merveilleusement bien dans une de ces récentes newsletters.1 Ma parade a été de diviser l’espace de l’écriture intime. Écrire à deux endroits différents m’a délestée de certains blocages. Le premier journal, donc, est un carnet tout simple, type moleskine, à couverture rigide, où j’écris à la main. Depuis peu, je m’autorise à écrire ce journal, qui pour moi ressemble le plus à la définition d’un journal intime : un espace privé, qui n’a pas vocation à être lu. Qui n’a pas besoin d’être beau, d’être bien écrit. Pas besoin de chercher à faire joli, à faire littérature. C’est un écueil, je crois, que de vouloir faire quelque chose avec cette écriture (au sens quelque chose de bien). Si on écrit un journal dans l’hypothèse d’être lu·e, l’écriture pourrait y perdre quelque chose. Enfin, peut-être. Mais ce n’est pas toujours facile de se défaire de ça. De ne pas imaginer ce lecteur potentiel, penché derrière votre épaule. Et ça m’arrive encore constamment de penser que ce que j’écris là n’est pas assez. À côté de ça, donc, il y a le deuxième journal. Un simple fichier word, cette fois, baptisé « Carnet » , suivi de l’année en cours. On écrit quoi, dans tout ça?
Dans le journal manuscrit, c’est simple, net, classique : j’écris de manière plus ou moins régulière le déroulé de mes journées et quelques pensées qui traversent l’esprit au moment même où je les écris. Souvent, je réalise que j’ai besoin de déposer les choses qui ne vont pas. Ce qui est parfois difficile, c’est d’avoir la sensation de n’écrire que sur ça, de ne laisser la trace que des mauvais moments ; parfois je m’en veux et je me dis, c’est le journal d’une personne éternellement insatisfaite et frustrée. Et c’est ça qui restera (le lecteur potentiel est donc, quelque part, toujours bien présent dans mon esprit). Et en même temps, tant pis ! Le journal est là pour me faire du bien et, encore une fois, je ne devrais pas le penser à travers le prisme d’une éventuelle relecture, qui viendrait me juger ou déclarer quelque chose comme : décidément, cette fille n’était pas très heureuse. Cependant, pour me faire du bien également au moment où je dépose ces journées pas toujours très drôles, je me force depuis peu à raconter le beau, les petites joies. Écrire la joie me permet de m’accrocher à des détails qui me rappellent que oui, il y a un peu de soleil à prendre quelque part. Je chéris fort le journal pour ça. Comme j’apprends désormais à chérir cette écriture simple, cette écriture du simple, brouillonne, enfantine.
Dans le Carnet, c’est un peu différent. Déjà, je le tape à l’ordinateur, ce qui me permet d’aller beaucoup plus vite, de suivre le fil de mes pensées de manière assez précise et directe. Dans le Carnet, je peux évoquer les mêmes problématiques que dans mon journal, mais sous un angle différent. Je peux aller plus loin. Un peu plus loin que le dépôt d’une pensée brute, rarement développée (parce qu’à la main j’écris très lentement, et qu’une fois l’émotion déposée, parfois, ça me suffit amplement). Avec le Carnet, j’essaye d’analyser ce que pense et ce que je traverse, ce qui n’est pas vraiment le cas du journal. J’étire la pensée, je la file. J’arrache le flux. Écrire à la main est en soi plus libérateur, sur le coup, mais écrire aussi vite que je pense est un autre soulagement. Ma pensée est un peu plus réfléchie dans le Carnet, même si mon objectif est toujours d’être complètement honnête avec moi-même. Le Carnet me permet de penser certains pans de ma vie sous un autre angle. Ainsi, selon l’humeur, le besoin ou le sentiment d’urgence, je choisis l’un ou l’autre de mes journaux.
Pour l’écriture, c’est un peu pareil pareil. J’ai deux journaux. Le principal, le plus important, est un journal manuscrit, un carnet offert par une amie chère dans lequel je m'épanche presque quotidiennement sur l’avancée de mon travail et sur mes (nombreux) doutes. Depuis six mois que je pratique le journal d’écriture, j’y vois des bénéfices immenses, peut-être que j’en reparlerai plus longuement un jour. Le deuxième journal est très différent, puisqu’il s’agit d’un journal audio que je publie sous forme de podcast. C’est le seul objet que je qualifie de « journal » mais qui est officiellement partagé et audible par toustes. Évidemment, je n’y raconte pas les mêmes choses. Et même s’il s’agit d’un podcast très personnel, bien sûr, il n’est pas non plus de l’ordre de l’intime. Cet espace audio me permet d’explorer mon rapport à l’écriture sous un autre angle. Parler à haute voix dans mon micro est une autre façon, très efficace, de débroussailler ma pensée. Parfois, ça me débloque complètement une situation, ou bien ça me permet de tout de suite relativiser quand je me sens en difficulté. Là, aussi, le gain est assez précieux, et là aussi, je sens que j’ai besoin des deux.
Et puis, il y a le reste. Les fameuses idées qui traînent, les projets qu’on ébauche, les plans qu’on fomente en secret sur de lointaines comètes. C’est pareil : j’étale, j’éclate, je fragmente. Mes carnets de notes n’ont aucun sens, aucune direction, aucune espèce d’organisation. Parfois, j’entame un carnet pour un projet d’écriture en particulier, et puis ça embraye sur autre chose, une autre idée, une bibliographie ou encore une to-do list. Dans ces carnets, j’accumoncelle les petites et grandes idées, les projets à venir et ceux que je ne ferai jamais, je recopie des mots, des citations ou des pages entières, des listes de courses ou l’emploi du temps du lendemain, et tout ce fatras n’a aucun lien. J’ai essayé de trier, j’ai essayé de faire : le carnet de lecture, le carnets de citations, le carnets de poèmes, le carnet de brouillons de fictions, le carnet de ceci ou de cela - ça ne marche tout simplement pas. Il faut que ça dérape, que ça rature, que ça soit moche et pas du tout classé ; j’en avais honte et maintenant j’essaye d’apprendre à l’accepter : d’accepter mon fonctionnement, que ma créativité se déploie comme ça et uniquement comme ça, et tant pis si j’ai parfois du mal à retrouver une idée quand je la cherche dans mon petit bazar. Je crois que c’est ça le plus important, quand on est créatif·ve, quand on aime écrire ou quand on aime tout simplement les carnets : trouver sa façon de procéder, et tant pis si ça n’est pas joli, ci ça n’est pas parfait. Tant pis si ça n’a absolument aucun sens. On ne gâche rien, et ce qu’on écrit est toujours assez.
Comme d’habitude, je ne sais pas trop où je vais en racontant tout ça. Je crois que j’avais envie de parler, d’une autre manière, des coulisses de l’écriture, d’une certaine forme d’intime, qui touche à la créativité sans qu’on s’en rende toujours compte. Car nos notes, qu’elles soit regroupées ou éparses, consignées dans notre téléphone, sur des blocs ou dans de superbes carnets, disent quelque chose de nous, de notre créativité, de notre façon de l’aborder et d’être au monde. Je réfléchis beaucoup, en ce moment, à cette question de la créativité, ce que ça veut dire, comment on peut la déployer, chacun·e, à notre manière, et c’est justement ça qui m’intéresse : ne pas faire de la créativité un concept absolu, lisse et universel, quelque chose qu’on pourrait apprendre (et pourtant dieu sait que c’est à la mode), et encore moins un graal à atteindre. Il y a des créativités et des façons de s’exprimer, comme il y a des façons de raconter l’intime, de le partager ou non, de le faire croître, de le soigner. Peut-être qu’en explorant davantage l’intime, et en apprenant à nous exprimer de la manière dont nous avons besoin de le faire, et pas dont de la manière dont il faudrait, peut-être qu’en apprenant à nous connaître on peut aussi soigner notre écriture, et notre créativité. Alors que vivent encore longtemps les agendas magnifiquement organisés, les cahiers parfaitement triés par code couleurs comme les joyeux fatras d’idées.
Je vous souhaite, dans tous les cas, de ne jamais vous sentir bloqué·e dans ce que vous avez envie de faire, d’écrire ou de créer parce que vous avez l’impression que ce ce n’est pas ce qu’il faut faire, ou pire encore, que vous ne savez pas. Car les mots, quels qu’ils soient, valent toujours la peine d’être posés.
Émilie
Une série sur le journal intime à retrouver sur Un invincible dimanche, en trois parties (dernier volet à paraître!), qui détaille le pourquoi du comment tenir un journal, ainsi que toutes les craintes qui y sont liées, notamment l’autocensure.
"J'accumoncelle" est devenu mon nouveau mot préféré. 🤩 merci pour cette réflexion sur les différentes façons de déployer et canaliser notre créativité, ça me soulage de voir que le fouillis est fertile !
Moi aussi j'ai essayé d'avoir un carnet pour chaque chose pendant longtemps. Maintenant je note tout sur le même. Et pour l'écriture de poesie en général je peux débuter sur mon carnet mais c'est toujours sur l'ordinateur que je développe et peaufine. Depuis peu, j'ai rajouté les notes rapides sur le téléphone pour les petits bouts de phrases et d'idées qui viennent à n'importe quel moment ! En tout cas , c'était grave intéressant de te lire et j'ai donc découvert que tu faisais un podcast ! 🩵