Tu traces avec le cœur quatre lignes dures c'est une maison tu ouvres la porte discrètement retire en silence tes chaussures le corps balloté par les ombres tu restes un instant sur le seuil des corps invisibles qui te disent – enfin – te voilà nous t'attendions depuis toujours
Ces derniers temps, je traverse une période singulière de ma vie, très banale au demeurant. Une période de questionnements, de transition à plusieurs niveaux, marquée par un deuil étrange – si tant est qu’il y en ait qui ne le soit pas. Ce deuil est diffus comme un poison lent qui roule dans les veines, et dont on ne perçoit pas toujours la douleur, ni le danger.
Depuis quelques semaines, il s’est cristallisé autour d’un lieu qui, à la manière des poupées russes, contenait plusieurs morceaux de moi-même, des souvenirs qui s’emboîtaient parfaitement les uns dans les autres. Ce lieu était si profondément intégré à ma chair, comme une géographie intérieure et immuable, que je n’avais jamais eu conscience qu’il faudrait un jour y renoncer. C’est pourtant ce qui arrive : la maison de mes grands-parents, où j’ai en partie grandi, va bientôt être vendue.
Comment fait-on le deuil d’un lieu ? Quoi faire de cette peine multiple, la perte d’une personne aimée, et en même temps, celle de l’endroit qui la contenait toute entière ? Comment faire le deuil de l’autre et le deuil de soi-même, c’est-à-dire, bien sûr, le deuil de l’enfance ?
Je me suis rendue compte, au moment où je suis retournée chez mes grands-parents pour la première fois, après, à quel point le vide était comme un plein. Un plein d’absence, un poids immense qui écrasait tout. Des tentacules invisibles qui vous attrapent. Je n’avais jamais réalisé à quel point les maisons sont vivantes, à quel point nous les remplissons, et pas seulement de mobilier et de bibelots. Nous la remplissons de nos corps, de nos cœurs qui battent, de nos mains qui s’agitent en permanence, de notre présence même immobile et que l’on ne questionne pas. Et quand les corps ne sont plus là, il reste encore quelque chose de leur présence, malgré tout, c’est infime, et cette corporéité par delà le vide à quelque chose de vertigineux.
Il me semblait, en marchant d’un pas incertain dans le couloir désert, que la maison, elle, respirait encore. En silence, pour qu’on ne le remarque pas. Pour qu’on ne la blesse pas. Or, la maison a bel et bien été blessée, en étant mise en vente immédiatement. Violence discrète, presque impalpable, mais pas moins intense. Car une maison à vendre, c’est une mort nouvelle, une mort qui réactive celle qui vient d’avoir lieu, qui réanime celles qu’on pensait avoir dépassées. C’est ma grand-mère qui part à nouveau, c’est mon grand-père qui s’en va une seconde fois, c’est une toute petite fille qui doit rester debout et apprendre à grandir.
de l'autre côté de l'impasse une fillette grise te salue de la main tu te drapes de cendres et balaies les restes de vent sur le pas de la porte
Au début de l’automne, j’ai passé beaucoup de temps dans la maison vide. Je voulais m’y promener, m’y ancrer, nettoyer le corps du lieu, poncer la mémoire, repousser le chagrin. Aller contre, contre le courant naturel, contre la fatalité, raser les murs avant qu’ils ne tombent, sortir de l’impasse opaque du deuil, capturer, remercier, retenir, pour que vider les lieux puisse être quelque chose de beau, à défaut d’être joyeux.
Il est vrai que vider une maison n’est pas très joyeux. J’avais beau en connaître chaque centimètre carré, tout me paraissait différent, étranger. Il a fallu ouvrir les portes, les chambres, les armoires. Sentiment d’intrusion, de profanation quand ma main se glissait dans les tiroirs, à la recherche de. D’objets, de bribes, de traces. Excitation inédite, chasse au trésor, qu’allait-on finalement déterrer ? J’ai pensé à ces choses que l’on garde en secret, dans les journaux intimes ou les tables de chevets. Aux petites boîtes à bijoux qui n’ont l’air de rien, aux sachets que l’on cache sous des piles de vêtements. J’ai songé à ces menus objets que l’on garde au creux des tiroirs qui seront un jour fouillés par d’autres que nous. J’avais le cœur en friche, un sentiment de joie diffuse mais aussi de malaise. Vider une maison est une chose nécessaire. Mais a-t-on seulement le droit d’être là, d’éventrer chaque pièce, de fouiller les caisses et les boîtes à chaussures ? Que faut-il garder, qu’est-ce qui a de l’importance, et pour qui, et pourquoi ? Et si je jette, est-ce que trahis ? J’ai cherché, retourné, pillé, comme si je pouvais ramener la vie par ce seul geste. Faire exister encore.
tes mains courent le long des plinthes
tu serpentes dans l’ombre des temps révolus
que pourrais-tu trouver qui te rendrait immortelle ?
partout la vie voltige comme un drap gonflé de vent
et tu restes pour dépouiller tes morts comme si ça ne faisait rien
Il n’y avait pas autant de trésors que mon imagination avait pu le croire, peut-être l’espérer, pas de chambres garnies de secrets ni de greniers lourds de mystères. Peut-être sont-ils précieusement cachés ailleurs. Pourtant, chaque drap soigneusement plié, chaque napperon, chaque album photo me donnait l’impression d’être une chose extraordinaire et qu’il aurait fallu à tout prix conserver. Ma grand-mère gardait finalement assez peu de choses. Elle disait souvent, on va pas en faire des conserves, et je me suis demandé ce que ça voulait dire, conserver, qu’est-ce que je cherchais à garder, à sauvegarder, si ce n’est ces morceaux de ma propre vie en train de disparaître ?
La maison vide m’a accueillie les bras ouverts, mais m’a giflée à coup de jamais plus. Étrangement, ça ne m’a pas rendue triste. C’était juste un fait, implacable, murmuré par une absence absolue. Jamais plus, ma main qui appuie avec frénésie sur la sonnette. Jamais plus, les figues que l’on attrape depuis la fenêtre de la cuisine. Jamais plus, le café de 13 heures et les jambes croisées sur le canapé crème du salon. Jamais plus, le journal du jour posé sur la table, et celui de la veille, déplié pour recueillir les peaux des pommes de terre à mesure qu’on les épluche. Jamais plus, l’enfant, la petite fille, le bébé, les framboisiers et les tartines nappées de sucre. Ce que l’on croyait éternel s’évapore comme un rêve de plus en plus lointain. C’est la vie, rien de plus. J’ai répété cette phrase en triant les livres jaunes et les classeurs ventrus. J’ai accepté d’être triste, parce que c’est la vie, et j’ai accepté de ne pas être dévastée, parce que c’est la vie aussi. Rien de plus.
Les maisons vides sont d’une banalité sans nom. Elles ont leur vie propre, l’absence leur sert de corps, envahit tout comme les herbes folles. Elles respirent, et de leur souffle tiède naissent les fantômes. Indociles, elles recueillent nos plaintes sans y croire, écoutent nos peines sans céder à la folie. Les maisons vides protègent ce à quoi nous ne croyons plus, faute de voir, faute de trouver derrière la porte de la cuisine les racines d'une histoire interrompue. C'est grand, une maison vide. C'est petit, c'est sombre comme un soleil qui cherche une nouvelle route à prendre. On les fouille, on les dévore, puis on les quitte sur la pointe des pieds, en s'excusant un peu. On aura puisé leur sang pour les jours à venir, ramassé des cœurs gros comme des enclumes, des souvenirs blancs, visages fatigués, trouées de lumière.
Je décris ici une histoire très simple, une chose toute bête, une expérience si commune que j’ai hésité à poser des mots dessus. En vous partageant cette lettre décousue, je ne peux vous souhaiter qu’une chose : c’est de chérir les lieux qui vous hantent, car leurs cœurs ne cesseront jamais tout à fait de battre.
Émilie