Mars m’a traversée. Avril fait de même. Je n’ai même pas le temps de me relever, de sortir la tête de l’eau, de mes carnets et de la panière de linge sale (qui ne désemplit jamais), que nous sommes déjà presque à la moitié du mois. Tout le temps, je répète, ça va trop vite. Il n’est pas rare que je commence une entrée de mon journal de cette manière : le temps qui défile, le temps qui m’échappe, les jours et les semaines qui me glissent entre les doigts, l’impossibilité d’écrire. Je n’aime pas cette sensation de rapidité, cette perpétuelle course en avant sans jamais trouver de repos, ce rythme si pervers et (dans mon cas) caractéristique de la maternité. Le temps qui est mangé avalé tout rond et digéré depuis deux ans. Depuis que les journées ont un cadre, un début un milieu mais pas toujours une fin, depuis qu’il y a le petit-déjeuner la sieste et le bain. Presque tout est millimétré, plus ou moins consciemment – car à vrai dire, même aujourd’hui, je ne suis pas une pro de l’organisation ni de l’emploi du temps, et même aujourd’hui, le temps déborde et dégouline du cadre où il faudrait parfois le fixer. Mais au bout du compte je continue à dire : nous sommes déjà le 15 avril. Bientôt mai, bientôt juin, l’été, la rentrée, oh ! plus qu’un mois avant Noël, olala, j’ai déjà 31 ans.
Pourtant, depuis le début du mois, je fais une drôle d’expérience : je sens le temps qui se dilate, le temps qui parfois s’ouvre et se perce. Comme une trouée. Du temps qui apparaît à l’angle des jours comme par magie. Malgré le travail accumulé, malgré les factures à payer, l’enfant à élever et ses ribambelles d’imprévus. Il y a trois raisons à cela. D’abord, j’ai ralenti ma cadence de travail, et ensuite, j’ai décroché d’instagram.
Ça fait quelques semaines que je passe beaucoup moins de temps sur le réseau. Je poste moins de choses et je consomme aussi moins de contenus. Non pas que ça ne m’intéresse plus, il y a toujours des textes merveilleux à lire, des choses à apprendre, des trucs pour me faire mourir de rire. J’aime toujours ça. Mais je me force à arrêter cette (autre) course en avant qui me fait plonger tête la première dans mon téléphone depuis bientôt cinq ans, pour le meilleur (les rencontres, les discussions, les lectures, les émotions, les opportunités) et pour le pire (l’addiction, la perte de concentration, et toutes ces foutues heures transformées en nanosecondes). Décrocher, c’est à la fois très simple et très compliqué. On finit (presque) par ne plus y penser. Mais j’ai encore le réflexe, pouce en avant, d’appuyer sur l’icône attractive. Parfois j’ouvre et je referme aussitôt l’application. Parfois je regarde une story ou deux, je scrolle plus par habitude que par volonté, je vois ou lis des choses qui me plaisent, d’autres qui me lassent, c’est comme ça je crois : on n’en finit jamais.
J’ai parlé de trois raisons et n’en ai mentionné que deux. La dernière (bonne, j’espère) raison de déserter un peu plus instagram, c’est tout simplement par désir d’écrire plus. J’ai l’habitude d’écrire avec instagram, d’écrire sur instagram, ce n’est pas forcément quelque chose qui m’empêche; seulement voilà, j’ai deux manuscrits à travailler qui me demandent justement le temps et l’attention qu’instagram me prend trop souvent. J’ai écrit récemment sur ce sujet, sur le manque de temps pour écrire quand on est mère, et depuis je n’arrête pas d’y penser : est-ce que je manque vraiment de temps? J’ai beau en être persuadée, j’ai beau étaler objectivement toutes les obligations et les aléas qui ponctuent mes journées, je me demande si je n’exagère pas, si je ne pourrais pas en trouver, quand même – un tout petit peu.
Mais je m’avance sur une prochaine infolettre, où je reparlerai spécifiquement d’écriture. Au départ, je voulais parler de ce décrochage, et du rapport au temps qui se modifie. Car quelque chose, peu à peu, ressort de cette déconnexion progressive : la sensation que le temps s’allonge, que je peux le cueillir. Je ne dis pas “gagner” du temps, car je n’ai pas envie de penser le temps uniquement dans un rapport gain/perte. Ainsi donc, il y a des moments où, déconnectée d’instagram (et des autres réseaux, boîtes mails comprises) le temps s’allonge. Je balance cette énorme évidence comme s’il s’agissait d’une découverte majeure : passer moins de temps sur les réseaux permettrait donc d’accorder plus de temps pour le reste ? Bravo Émilie et merci !
Mais au-delà de ça, j’ai l’impression de retrouver parfois une sensation d’heures qui s’étirent, perdue depuis longtemps, qui me rappelle vaguement d’autres époques de ma vie, la fin de ma grossesse, l’année qui a suivi mon cursus en classe prépa, ou encore les mercredi après-midi de l’enfance, bref, tous ces moments chéris où l’ennui était permis. L’autre jour, alors que j’avais bien avancé dans mon travail et dans les tâches domestiques (ce qui d’habitude n’arrive jamais), je me suis retrouvée dans mon salon, les bras ballants, me demandant ce que j’allais bien pouvoir faire, maintenant. Il était 15h30. Ce qui m’a frappée à ce moment-là, c’est que je n’éprouvais aucune joie à cette idée. J’étais même, allons-y franchement, anxieuse. La perspective de ne pas “profiter” du temps dont j’avais à disposition pour en faire toujours plus m’a assaillie. L’idée que je n’en avais peut-être pas fait assez (bonne à rien!) pour me retrouver comme une nouille en plein milieu de l’après-midi m’a angoissée. La possibilité même de pouvoir m’ennuyer m’a terrassée. Ce qui me rappelle ce dont je parlais dans mon infolettre précédente, à propos de productivité. Se retrouver les bras ballants, c’est suspect. Décider de ne rien faire du tout, n’en parlons pas. Non, non, ce n’est pas ça qu’il faut. Par contre, avoir du travail par-dessus la tête, tout le temps, c’est bien, c’est mieux, on est actif·ve, dynamique, on crée, on avance, on prospère. Je ne dis évidemment pas que tout le monde pense ou dit cela, mais quelque part la société nous y pousse. Et bien sûr, quand je parle de travail, je ne parle pas nécessairement de travail salarié ni même de travail rémunérateur, car chacun est libre de considérer ce qui est travail pour soi.
J’ai l’habitude d’avoir beaucoup de travail, c’est vrai. Parce que je suis indépendante, parce que j’ai du mal à m’arrêter, parce que je fais un travail qui me passionne, etc. C’est donc quelque chose que je dis beaucoup, “j’ai du travail par-dessus la tête”. La vérité, pourtant, c’est que je suis loin d’être une acharnée de boulot. La vérité, c’est que je suis autant une grosse travailleuse qu’une glandeuse invétérée, mais la première se fâche souvent contre la seconde, elle la musèle, elle lui trouve des choses à faire, des tas de projets, occupe-toi avec ceci et cela et boucle-la, ne va surtout pas t’affaler devant un film ou regarder le plafond pendant une heure. La première n’accepte pas de pouvoir chiller à partir de 15h30 un jeudi après-midi. Et la vérité, vraiment, c’est que j’aimerais retrouver le plaisir de pouvoir m'ennuyer, sans culpabiliser, comme de pouvoir affirmer : oui, là, j’en ai assez fait, même si la journée est loin d’être terminée. Allez. Et même que ça ne serait pas très grave.
Terminons par un paradoxe : depuis le début du mois, j’expérimente donc ces trouées de temps que je me retrouve à vouloir (à devoir?) combler. Si j’ai accepté que je pouvais faire autre chose que travailler, quelque chose en moi résiste encore. Je résiste à faire des choses qui me plaisent, qui me feraient plaisir, comme reprendre le piano, reprendre la peinture, prendre le temps de créer des albums photos ou de recopier mes recettes préférées dans un joli cahier. Je pense à ces activités comme étant le summum de la détente, et peut-être pour cette raison-là, je refuse de m’y abandonner. Même quelques minutes en fin de journée. Même à l’occasion d’un week-end. Une partie de moi s’accroche à cette rhétorique du j’ai pas le temps, sous prétexte que dans 95% des situations, c’est encore le cas. Aujourd’hui par exemple, je prends le temps d’écrire cette infolettre entre deux lessives, les courses, l’aspirateur, le tri de ma bibliothèque et des vêtements du bébé, la soupe à faire, l’enfant contrarié, des mails de relance à envoyer. Je prends le temps ou je l’arrache, parce que sinon les choses ne se font jamais, mais tout n’est jamais parfait, et allez, soyons honnêtes : j’ai fait une pause durant l’écriture de ce texte durant laquelle j’ai machinalement attrapé mon téléphone pour scroller.
Ce n’est bien sûr pas qu’une simple question de temps passé devant les écrans : Avril est un mois particulier, où je travaille moins que d’habitude, ce qui permet ces trouées. Quant à cette déconnexion des réseaux, je ne sais pas combien de temps elle durera. Je sais que je ne décrocherai jamais totalement, d’une part parce que, comme je le disais, il y a toujours des choses intéressantes à voir sur instagram, des informations à partager, des liens à créer ou à pérenniser. Et aussi, de manière plus pragmatique, parce que c’est un outil de travail dont je ne peux pas totalement me passer. Mais je ne sais pas si je replongerai tête baissée dans ce flux, dans le tourbillon qui parfois nourrit, parfois aspire. Ce qui est sûr, c’est que j’ai maintenant la certitude de ne rien manquer. Peut-être est-ce le début d’une nouvelle ère, où mon rapport aux réseaux serait toujours présent, mais simplement plus doux, plus apaisé; et peut-être même qu’après ça je serai en mesure d’apprécier le temps dont je dispose, ces miettes de journées à recueillir dans mon panier, pour flâner au parc, ramasser des jonquilles, lire pendant une heure, regarder les fissures sur le plafond de ma chambre. Qui sait.
Je vous souhaite à vous aussi, non pas tant de décrocher que d’accrocher, de vous accrocher, à ce qui vous plaît et vous importe, de faire des trous dans le temps, au moins des accrocs, le début d’une entaille, et de vous glisser dedans.
Émilie
Comme j'aime et me retrouve dans tes mots ! Moi aussi parfois j'ai l'impression de ne faire qu'écrire que je n'ai pas le temps d'écrire ! Et pour moi aussi comme c'est dur de ne rien faire, quand ces trouées de temps apparaissent. Mon mec, lui, y arrive très bien (je ne crois pas du tout que ce soit un hasard....) mais m'encourage dans cette voie, à tout laisser en plan, parfois volontairement. Le piège est alors de ne peut-être pas comblé ce temps en réseaux sociaux justement, je coupe régulièrement mais j'y reviens souvent, comme le seul loisir facile et possible quand je me sens épuisée.
Depuis qu'au début de l'été je me suis dis que s'en était vraiment trop, ma relation aux réseaux devaient changer, j'ai l'impression de passer mon temps à croiser des textes faisant écho à mon ressenti, comme c'est doux de se sentir comprise!
Cette peur de "ne rien faire" me fascine, en particulier mon activité chouchou en dehors des RS est de prendre un livre, un thé et m'accorder un moment de lecture, mais je me heurte que ces activités plaisirs sont si mal vues de nos jour! Passer 2 heures à scroller sur son téléphone c'est normal, faut bien se détendre, mais en passer une avec un bon bouquin est une vraie activité de dilettante... alors j'utilise ces temps longs pour apprivoiser la dilettante en moi, celle qui profite au maximum de l'instant et fait des pieds-de-nez à ceux qui voudraient l'en dissuadée.
Ravie de découvrir ce petit coin du web grace à newsletter de Pauline Harmange :)