J’écris souvent “être mère” dans mes textes ou mes poèmes, mais je n’écris presque jamais la phrase : je suis mère. Ce n’est pas quelque chose que j’affirme, que je brandis, et, à bien y réfléchir, ce n’est même pas une chose que je me formule clairement. Est-ce que c’est bizarre, après deux ans et trois mois de maternité ? En écrivant ces mots, m’est venue brutalement cette question un peu banale mais ô combien vertigineuse, celle de savoir à quel moment je m’étais sentie mère. Je veux dire, vraiment. Et je réalise qu’après deux ans et trois mois passés avec mon enfant, je suis toujours incapable de répondre à cette question, peut-être même de la comprendre. Être, devenir, se sentir, autant de verbes pour désigner un état, passager ou durable, mais toujours en évolution. Mais d’où ça part ? Où l’être-mère est-il né ? À quel moment de ma vie ça s’est formé, est-ce que c’est apparu d’un coup comme les deux barres bleues sur un bout de plastique, est-ce que c’est venu après, dans le miroir qui me montrait un corps nu, bombé des neuf mois passés à tout créer, est-ce que je l’ai senti plus tard, au contact d’une peau fine et fripée contre mon ventre, est-ce que ça m’a sauté à la gorge après la sidération, les rires, le soulagement, est-ce que c’est venu la première fois que j’ai dit non, ou la première fois que j’ai osé dire à voix haute son prénom ? La vérité c’est que je n’en sais rien du tout. La vérité c’est qu’à la question, à quel moment est-ce que tu t’es sentie mère? Je pourrais répondre que je l’ai toujours senti et en même temps jamais. Peut-être parce qu’au fond, une part de moi aimerait coller à l’idée de ce que doit être une mère, et l’autre, y échapper toujours. Cette réflexion rejoint un texte que j’ai écrit il y a quelques jours et que je voulais initialement publier sur instagram, sur cette idée exacte de l’être-mère, et de sa signification. Je vous le partage ici :
Je suis mère et parfois cela semble ne rien vouloir dire. Quand je dis « je suis mère », je ne sais pas ce que je dis, si je me reconnais, alors je le répète, je suis mère je suis mère je suis mère jusqu'à ce que les mots perdent leur sens. Quand je me présente, il m’arrive d’oublier, ou peut-être bien que je le fais exprès, je ne dis pas que je suis mère. Je ne sais pas si je refuse un rôle, une étiquette qui me définirait pour toujours et dont je voudrais me défaire. La seule chose qui compte pourtant, c’est bien cet enfant porté tenu serré contre mon ventre, c’est bien ces mains qu’il faut apprendre à tenir puis à lâcher. Tout est là. Alors, quelle place pour la mère dans mon identité ? Avoir un bébé était si naturel que je n’avais pas pensé que je pourrais buter sur de simples mots. Au début, je disais simplement : j’ai un enfant. Pendant longtemps, je mettais du temps à réagir quand on me disait, vous êtes la maman? Je disais oui mécaniquement, et je me disais, bon sang, oui, c’est moi la maman. Maman, maman, maman, et à nouveau, les syllabes absurdes. J’avais envie de rire de ce mot incongru qui fondait sous ma langue, mère, maman, moi qui pensais être une fille et puis c’est tout.
Aujourd’hui, je crois que je comprends mieux ces mots, mais au fond je ne suis jamais sûre. Je sais juste que dans cette mère, je lis la brise et l’ouragan, le défilé des saisons et le mouvement des vents contraires. Je vois une fille différente chaque fois, et qui me plaît de plus en plus. Je ne dis toujours pas « je suis mère » à haute voix, mais je le murmure, en disant ta, je suis ta mère, je le souffle dans le tiède de sa nuque après une longue journée. Si tout ça n’a pas de sens, c’est peut-être parce qu’il n’y a jamais une seule définition. C’est peut-être parce que les étiquettes finissent par trop gratter, et que nous pouvons encore chercher dans les mots un espace pour nos tremblements et nos libertés. C’est peut-être parce que nous ne sommes jamais une mère mais plusieurs, peut-être qu’il faudrait commencer par là, se définir au pluriel, je suis des mères. Peut-être qu’après avoir dit ça, on comprendrait qu’il est impossible de se dire, de se définir, autrement que par les micro gestes qui nous façonnent.
Je crois que si j’ai du mal à me définir comme mère, c’est peut-être parce que la maternité est moins une chose que je suis qu’une chose que j’éprouve au quotidien, dans la réalité concrète. Mère désignerait davantage l’ensemble des choses que je vis, pense et traverse au cours d’une journée, d’un mois, d’une année. Une vie entière. Et je n’arrive pas vraiment à poser des mots dessus, à décrire des sensations, des sentiments qui se rattachent à un mouvement perpétuel. Être mère pour moi, c’est être ce mouvement. Prise dans un flux d’évolutions permanentes. L’état n’est jamais le même. On est heureux·se, triste, comblé·e, surpris·e, désespéré·e. On court, on tombe, on veille, on apprend, on s’adapte. Le mot mère me fait penser à celui de construction. Il faut démolir un certain nombre de choses et en bâtir de nouvelles. Ça change toujours, d’être mère. Le mot mère me force à aller de l’avant, et à toujours me situer sur le fil d’une action en cours. C’est toutes mes actions de mère qui me disent, jour après jour, voilà ce que ça fait, voilà ce que c’est, et tout se niche dans ma chair.
Il y a quelques jours, alors que je travaillais à un atelier d’écriture à venir sur le thème des maternités, je suis tombée, comme un écho improbable à cette pensée, sur cette phrase en épigraphe d’un poème : “Mère est un verbe. C’est quelque chose qu’on fait. Pas seulement qui tu es.1” Lire ces mots, que la poétesse empruntait à une autre autrice, m’a littéralement soufflée, tellement cela me semblait simple, mais si vrai. Et quand j’ai lu ça je me suis dit, oui, être mère c'est bien ce que je fais, davantage que ce que je suis, et je pense immédiatement à une flopée de verbes que je pourrais accoler au verbe-mère. Non plus des verbes d’état, qui cherchent à identifier, mais des verbes d’action qui se passent de toute question. Bercer, porter, nourrir, laver, chanter, changer, soigner, ne serait-ce que ça, car la liste pourrait s’étirer indéfiniment. Peut-être bien qu’on pourrait en faire des textes à part, des poèmes entiers tissés de nos verbes maternels.
Finalement, je ne me sens pas vraiment mère, ou alors je me sens mère tout le temps. L’être-mère est partout là, tous les jours, même quand l’enfant, lui, est ailleurs. Paradoxalement, ça ne veut pas dire que je pense toujours à mon enfant quand je suis seule, et pour être très honnête, j’oublie très facilement que j’ai un enfant dans ces moments-là. Je suis juste moi. Encore et toujours. Seulement, quelque chose reste, mais je ne sais pas où, ni comment ça se manifeste. C’est peut-être sous mon crâne ou bien tapi sous l'épiderme, peut-être que ça s’ancre au fond de mon ventre ou de ma poitrine. Ce que je veux dire, c’est que dans les moments de solitude, je ne fais plus les choses des mères - et en même temps, toutes mes actions découlent de ce possible-là, cette absence subite de faire, faire pour, faire avec, et c’est là que je renoue avec les verbes d’état, physique, je suis mère parce que le sentiment d’amour et de manque me rappelle que quelque part, un enfant attend mon retour.
Je ne sais pas si tout cela a du sens, mais j’aime bien l’idée que la maternité soit peut-être avant tout une histoire de faire, qui rejoint bien sûr l’idée de care, materner, paterner, prendre soin de, c’est bien quelque chose qu’on fait, envers et contre tout. Et en ce sens, on n’a pas toujours besoin d’un enfant pour se sentir mère. “Mère est un verbe”, et à nous de trouver nos propres façons de le conjuguer, nos propre façon de le vivre.
Pour terminer cette lettre, un poème. Et en attendant, je vous souhaite, parents ou non, de toujours chérir ce que vous faites - comme d’échapper à toute définition.
c’est partout là
que tu le veuilles ou non
quelque chose s’est gravé
mais tu ne sais pas où
ça pique et ça gratte
comme la peau des années mortes
il y a les lettres noires
sur le livret de famille
qui te disent des mots simples :
tu es mère
c’est écrit là
c’est vous la mère ?
dans la rue on t’arrête et tu réponds oui
ce bébé est le tien
c’est mécanique
ou organique
tu ne sais pas toujours
mais c’est bien là
je, tu, il et elle
mère
ça vibre sous ta peau
ça frémit dans ton ventre
ça pulse dans tes mains
qui ont toujours besoin de faire
tu oublies qui tu es
et te retrouves à la fois
quand ton enfant dort
ça revient ensuite
et tu as peur
de ne plus jamais savoir
comment faire
tu changes tous les jours
un milliard de morceaux
répandus dans ton corps
un milliard de toi-même
qui se disputent
tu les arrêtes d’un mouvement
paumes tendues
et leur commandes de laisser
la ligne de tête
pour la ligne du cœur
parce que c’est partout là
et que tu sais toujours
même quand tu n’en as aucune idée
dans les confins
des mémoires anciennes
tu sais
tu apprendras à aimer
les mots qui t’échappent
à couvrir
les silences de baisers
et tu apprendras à chérir
tout ce que tu fais
avec tes mains de mère
“Mother is a verb. It's something you do. Not just who you are.”, Cheryl Lacey Donovan, The Ministry of Motherhood
Magnifique texte, merci beaucoup 💜 Il m'a fait frissonner, il m'a émue et il m'a redonné envie d'écrire ce texte que j'ai en tête depuis longtemps, sur la maternité et mon refus d'avoir un enfant et comment ce sont deux choses très différentes !