Dans deux jours, je participe à une rencontre poétique avec les merveilleuses poétesses Lucie Lelong, Carole Bijou et Patricia Houefa Grange.1 Nos quatre textes évoquent, chacun à leur manière, le ventre. En réfléchissant à la question (puisqu'il fallait bien préparer la lecture croisée, échanger sur les textes des autres, réfléchir au découpage), j’ai réalisé à quel point ce motif était central dans mon écriture. À quel point le mot, lui-même, ventre, revenait souvent dans mes textes, prose et poésie, que ce soit pour qualifier directement le corps ou sous formes d’images ou associations d’idées. Je me rappelle que le titre Dans mon ventre nage un serpent de feu est apparu d’un coup, comme si le texte qu’il fallait écrire à ce moment-là ne pouvait naître que là : dans mon ventre. Peut-être que l’écriture vient elle aussi, toujours, du centre. Et je n’avais donc pas saisi jusque-là combien le ventre avait toujours été au cœur de ma vie comme de mes préoccupations.
parle leur
de ce que tu sais
de la vieet du désordre
de la mort et du calme
parle leur
de ce que tu vois
de ce qui cogne
parle leur
les membres et la chair
ensemble conjointementCarole Bijou, Ventres
Bien avant que j’écrive, le ventre était déjà un sujet, ou plutôt devrais-je dire, un souci. À l’adolescence, je me suis mise à avoir très souvent mal au ventre et à souffrir de troubles intestinaux importants. Parfois sous forme de crises assez violentes. Dès lors, le ventre a presque toujours été, pour moi, un puits sans fond d’angoisses et de peurs diverses, à la source d’un certain nombre de malaises dans ma vie. Jeune adulte, avoir mal au ventre m’empêchait de sortir, de m’associer à la vie étudiante, de rire, manger et boire avec insouciance ; car sortir le soir, dormir hors de chez moi, m’amuser sans penser aux conséquences comportait toujours un risque. La douleur était toujours prête à bondir, à me mettre à terre, à me plonger dans des situations douloureuses et/ou honteuses (qui n’ont rien de honteux en soi, mais je le ressentais alors ainsi). J’avais peur d’être rejetée, de ne pas plaire, d’être la-fille-bizarre-qui-a-toujours-mal-au-ventre, la crispée, la pas cool. Bien qu’ayant toujours eu un tempérament un peu solitaire, avoir mal au ventre au moindre prétexte m’a souvent mise à l’écart (car bien sûr je n’en parlais à personne).
C’était une période assez triste, pour pas mal de raisons – et pas seulement celle-ci, même si j’ai encore aujourd’hui l’impression que mon ventre m’a empêchée de vivre certaines choses.
dis que tu étonnes
je suis la muse dont tu es la corne
et je t’insuffle toutes les mélodies
la forme
des mondes qui m’habitent et me précèdent
sédiments de squelettes
qui résonnent dans tes tuyauxLucie Lelong, Eh, Ventre!
Il y a tellement d’histoires qui se jouent dans notre ventre. Tellement de nœuds, jetés là par notre inconscient en peine de les dénouer. Tellement de secrets, tapis dans notre intimité, notre enfance, celles de nos lignées. Tellement d’enjeux, psychiques, physiologiques, physiques – combien de fois l’ai-je scruté dans le miroir, ce ventre, tandis que je m’évertuais adolescente à le rendre plat par des régimes idiots ou, un peu plus tard, par des séances de sport effrénées ? Et, bien sûr, tellement d’enjeux aussi bien personnels que sociétaux nichés dans l’injonction ou le désir d’enfanter. On en revient toujours à ça, à ce ventre qui contient (ou pourrait contenir) nos récits, nos bagages, les possibles à venir – l’univers tout entier. Comment ne pas ressentir, à un moment donné, la pression intrinsèque du ventre ? Pression physique, pression esthétique, pression à devenir mère, y compris quand on ne le souhaite pas ?
Je suis née dans un cercle
Dont la Mère est le centre
Dont l’Enfant est la périphérie.
J’ai toujours eu envie
De voir mon ventre s’arrondir
Mais je ne l’ai jamais voulu.
Un jour, mon ventre s’est refermé sur ma terre
Je suis devenue éternelle jachère
Mes graines germeront, fleurs d’encre et de papier.Patricia Houefa Grange, Ventres, sons creux
Je dois pourtant reconnaître une chose dans mon rapport au ventre : depuis que je suis mère, les troubles ont drastiquement diminué. Les phases de crise aussi.
Le ventre habité a été une expérience évidemment singulière. Mon ventre était devenu, que je le veuille ou non, le centre de mon corps et du monde. J’ai aimé cette période (il est important de le préciser, car les vécus de grossesses sont tous différents et tous légitimes). J’ai été cette mère en puissance qui admire son ventre rond dans un miroir en pied, non pas parce que je pensais qu’être enceinte est forcément beau et miraculeux ou parce que j’estimais avoir trouvé une quelconque “fonction” à mon corps ; non, mais très prosaïquement parce que j’ai aimé cette expérience-là.
Et depuis, je remarque que je vais mieux.
Avoir un enfant semble avoir guéri quelque chose dans mon ventre.
je me roule dans le chaud du soir
rêvant à tes boucles blondes
raclant les souvenirs du jour
que j’aurai oubliés demain
je racle nos petits moments heureux
ton rire ta voix ton odeur d’encore bébé
le coeur toujours s’enflamme
dans mon ventre nage un serpent de feu
Aujourd’hui, le ventre ne me pose plus de problème d’un point de vue physique. Après la grossesse et le post-partum, quelque chose s’est dénoué. J’ai appris à aimer – j’écris spontanément “aimer”, mais il serait plus juste de dire que j’ai appris à composer avec ses plis, ses possibles débordements, ses ballonnements même parfois. J’ai appris peu à peu à faire avec, à accepter ce que qu’il avait fait en retour, même si ce n’est pas toujours facile. Et que ça évoluera encore.
Cela dit, le ventre reste un sujet. Je vais mieux, certaines choses semblent s’être arrangées sans que je puisse expliquer clairement pourquoi. Mais tout n’est pas réglé. Il peut m’arriver de sortir, de partir en week-end, ou tout simplement de manger un soir au restaurant, et, pour des raisons que j’ignore, mon ventre se manifeste. Se tord, se coince. Je l’entends : ça crie à l’intérieur. Il m’arrive encore de faire, sporadiquement, des crises, en cas de grand stress ou de bouleversement. En début d’année, par exemple, après un changement drastique dans mon quotidien, mon corps a subi un stress énorme, malgré une joie sincère : mon ventre me l’a dit, et j’ai vécu une nouvelle crise, coliques, douleurs et gênes de toutes sortes qui m’ont fait du mal pendant trois semaines.
Je dois rester vigilante. Je dois rester à l’affût, et surtout à l’écoute. C’est ça : je voudrais, désormais, écouter mon ventre, arrêter de me battre contre lui quand une douleur apparaît – ce qui ne veut pas dire, minimiser la douleur, ne pas tenter de la soigner ; cela veut dire aussi, reconnaître que quelque chose ne va pas (au-delà du purement “médical”, j’entends, bien sûr); car c’est peut-être aussi dans ces moments-là sa façon de me dire, ralentis, c’est toi qui ne vas pas très bien, repose-toi un peu.
Alors, je me repose. J’essaye. Et je me pardonne. Je tente. Je suis très heureuse de pouvoir écrire encore sur le ventre, et de voir jusqu’où ce fil d’écriture me conduira. Ce qui m’a frappée, en préparant la rencontre avec les autres poétesses, c’est cette dimension politique du ventre, qui éclate à partir de vécus singuliers et d’expériences très intimes (et souvent opposées). Si le ventre est aussi central pour nous, en tant que femmes, c’est peut-être parce qu’il est à l’origine de tout, oui, bien sûr, mais aussi parce que nous devons quand même nous battre perpétuellement pour dire : nous ne sommes pas que des ventres.
Mais en attendant, ce ventre, j’ai quand même envie de continuer à l’écrire, j’ai encore envie de l’accompagner, lui dire merci, ma boîte de Pandore, soutien de mon corps, première maison de mon fils.
Je vous souhaite à vous aussi d’écouter la petite voix du ventre, malgré les ombres et les douleurs qu’il porte, malgré le monde qui vacille et les histoires qui se tissent à l’intérieur.
Émilie
Rencontre autour du ventre, samedi 2 mars à 19:00 à la la librairie Majo (Paris 5).