Cette année, je n’ai pas eu le temps de me pencher sur la question des résolutions. Le mot est d’ailleurs un peu rébarbatif, je lui préfère celui de vœux, d’intention, de direction ou d’horizon – autant de mots qui ont infléchi les ateliers d’écriture que j’ai proposé en janvier. Car au fond, si on sait bien que prendre des bonnes résolutions est une démarche un peu vaine, qui risque de rester dans le flottement d’une pensée ou d’une parole, il n’est pas inintéressant de chercher malgré tout une direction que l’on aimerait prendre, à un tel moment de sa vie, à court ou à moyen terme. De murmurer, comme un secret à soi-même, des intentions pour les mois à venir. L’intention a quelque chose de plus souple, de plus lâche, que la résolution. L’intention accepte de ne pas s’y tenir totalement, c’est un mouvement intérieur qui donne le droit au virage, à la bifurcation, le droit de n’être pas tout à fait sûr·e. C’est un engagement à essayer, qui contient encore la possibilité de se tromper, sans que cela annule tout pour autant – combien de résolutions prises avec force et conviction avons-nous lâché au tout premier “manquement” ?
Dans les petits matins de janvier, dans les replis d’une quotidien flambant neuf, j’ai donc fomenté des intentions. J’ai imaginé une ligne de conduite que j’aimerais non pas tenir mais apercevoir, en gardant en tête que marcher jour après jour n’est rien d’autre que longer une ligne de crête, position délicate mais qui permet tout de même d’avancer, à pas feutrés, vers cet horizon qu’on dessine en silence. Ces intentions n’étaient pas toujours claires. Pas question de faire des listes qu’on relira avec amertume l’année suivante, pas question non plus de souhaiter l’impossible ou l’intenable, car il faut encore garder un peu de douceur envers soi, pour tenter de garder l’équilibre.
Garder l’équilibre. J’entends très souvent cette phrase, c’est une question d’équilibre. À tout bout de champ, quelle que soit la situation dans laquelle on se (re)trouve, dans le marasme plus ou moins compliqué du quotidien : au fond, tout ne serait qu’une question d’équilibre. Alors on le cherche. Il faut désormais le trouver, à tout prix, l’équilibre : nouveau Graal qui remplace peu à peu la quête du bonheur, parce qu’en apparence plus modeste peut-être, ou plus accessible. Mais je me demande si ce n’est pas plus ou moins la même chose, la même course en avant vers quelque chose qui n’advient pas vraiment, et qu’on continue alors toujours de chercher, dans les aléas infinis du quotidien. Comment trouver en effet l’équilibre quand notre vie ne fait que changer, des plus infimes modifications aux grands bouleversements ? Faut-il passer notre temps à chercher un équilibre que l’on est condamné à perdre chaque fois ?
De nature, je suis une personne plutôt calme et de posée. J’aspire à une certaine stabilité mais je pense toujours à cette stabilité comme un cadre dans lequel pourra survenir l’imprévu. Car j’ai un besoin irrépressible de mouvement, d’évolution, de traversées. Je cherche la stabilité mais je n’ai, par exemple, jamais pu supporter la moindre routine : dans mon cadre, j’ai malgré tout besoin d’incertitudes, j’ai besoin de pousser les murs, qu’il se passe des choses non-anticipées. Mon équilibre, bien que nécessaire, ne peut être qu’instable, quelque part. Un peu chancelant, mais c’est comme ça que j’ai l’impression de le maintenir. Chanter l’instable dans le stable, est-ce que c’est encore possible ?
Quel que soient les aspects de ma vie, j’ai besoin d’évoluer, j’ai besoin de petits écarts, j’ai besoin de variations. Non pas des grands changements qui impliquent de tout renverser, mais ces subtils pas en avant – ou de côté, qui nous ballotent à droite et gauche sans nous trop nous détourner du chemin, et qui permettent d’avancer différemment. Il y a ce très beau passage d’Anne Dufourmantelle, dans Éloge du risque, à propos de la variation, qui résume très bien ce que j’essaye maladroitement de formuler :
Qu'est-ce qu'une variation ? (...) La variation n'est pas l'esquive, même si elle y ressemble. Elle est un art très formel de la répétition choisie, et donc, surmontée. Elle fait entrer dans la répétition même un dispositif d'invention suprême, je dirais presque d'égarement. La variation nous fait croire qu'on aurait pu se perdre, avant de nous reprendre doucement par la main pour nous ramener vers le thème principal, puis nous en éloigner imperceptiblement, à nouveau. Dans cette navigation, les instruments sont des guides inhabituels, parce qu'il s'agit précisément de s'exercer à perdre le rivage, à se perdre tout court et à trouver dans le chemin de cette perte, la boucle d'un désir intact.
À l’aube d’un changement professionnel, bouleversement conséquent dans ma vie et le rythme qui était le mien depuis des années, je me suis forcément posée la question. Tout changement est un risque. Alors il faut retrouver l’équilibre. Le garder. Ne pas me perdre. C’est vrai, je l’ai inscrit dans l’air de mes intentions secrètes.
Mais je n’ai pas envie de passer mon temps à dire, il faut trouver l’équilibre. Je veux sentir le fil tanguer et rester quand même debout, même si je ne suis pas une grande funambule, même si je peux me blesser les chevilles ou les genoux. Je voudrais accepter la poussée du vent et les tempêtes contraires, assumer de faillir, me rattraper de justesse. Le voilà peut-être, le seul équilibre qui vaille, un fil qui vacille en permanence sous nos pas. Un équilibre qui ne se cherche pas, se trouve encore moins, en fin de compte, mais qui se vit, qui englobe le mouvement comme le chaos.
Trouver l’équilibre ne devrait pas être une promesse en l’air, une quête un peu vaine, un peu comme ces résolutions finalement qu’on se promet toujours de maintenir. Que “équilibre” ne soit pas un mot vague, un concept vide pour tenter d’écraser la valse des imprévus.
Peut-être qu’il serait bon, au contraire, d’embrasser les imprévus, de les accueillir dans un équilibre, précaire certes, mais qui ressemblerait au moins à la réalité vécue ? Dès lors, l’équilibre ne serait pas nécessairement bouleversé au moindre changement : parce qu’il serait intrinsèquement fragile, il nous faudrait en permanence l’ajuster, l’affiner, l’adapter à nos mouvements, nos variations, nos imprévus.
C’est ce que j’espère pour commencer cette année, pour traverser l’hiver, pour aborder d’autres lumières.
C’est tout ce que je vous souhaite aussi : des chemins où se perdre pour mieux se retrouver ; des intentions fragiles, mais le désir intact.
Émilie
Merci beaucoup pour ces mots... et me voilà en train de réserver l'exemplaire d'Eloge du risque en stock chez ma libraire !
Merci pour ce texte 💜