Je n’aime pas l’été. Depuis quelques années, je traverse juillet et août avec beaucoup de difficulté. Je me sens moins bien que d’habitude, j’éprouve beucoup moins de joie, ou ai plus de mal à la savourer, je me renferme, parfois même je boude, comme une petite enfant à qui on aurait refusé quelque chose. C’est une phase, rien de plus. Une phase que j’ai identifiée depuis quelques années, un temps de moins bien que je saurais pas (complètement) expliquer, mais que j’apprends depuis à accepter, à embrasser peut-être, comme faisant partie des millions de variations que l’on peut subir au cours de la vie et des saisons qui passent (comme celles que l’on éprouve, d’ailleurs, à l’échelle beaucoup plus réduite des cycles qui jalonnent le quotidien quand on est une femme.) Il y a des phases où ça va, et d’autres où ça va moins – même quand il n’y a objectivement pas de raison à cela. Des coups de moins bien. Qui parfois durent une journée, une semaine, deux ou trois mois. De mon côté, cela vaut aussi pour l'écriture : il y a des saisons où j’arrive à écrire, sans difficulté, avec entrain et joie, où c’est facile, et d’autres où c’est au contraire une corvée sans nom (sans surprise, en ce moment, c’est particulièrement compliqué!).
Mais pour revenir à l’été, je me suis rendue compte que mon désamour est récent, et qu’on peut facilement trouver quelques explications à ça. La plus simple, et la plus bête, c’est que je crains tout simplement le soleil. Rien de très original ni de palpitant, mais l’été s’accompagne dès les premières chaleurs, de crises de migraines parfois difficiles à gérer. Ce qui, bien sûr, ne contribue pas à me rendre particulièrement joyeuse. L’autre raison, que j’ai mis du temps à comprendre, c’est que depuis quelques temps, l’été n’est plus synonyme de vacances, comme c’était le cas lorsque j’étais enfant, et jusqu’au début de ma vie « adulte. » Ce n’est plus une période où je peux opérer une coupure, même brève, dans mon quotidien, car je reste chez moi (ce qui n’est pas du tout un problème en soi, c’est d’ailleurs la résultante de paramètres personnels). Or, ce que j’aimais auparavant dans l’été, c’était précisément cette idée de vacances, au sens de coupure, hors du temps, ce temps long exceptionnel entre deux années scolaires. Ce temps de grâce où rien ne ressemblait au reste de l’année, où l’on pouvait se lever tard, manger des glaces ou lire des heures à l’ombre du saule pleureur. Ce temps unique qui avait la saveur douce-amère des choses qui finissent toujours un peu trop vite mais qu’on retrouvera avec certitude l’année suivante. Quand je pense à ces étés d’enfance, ce sont les semaines passées chez mes grands-parents que je vois. C’est toujours cette image qui revient d’abord, le soleil de la montagne, le tintement des cloches autour du cou des vaches, l’odeur tendre du sous-bois et les tartines d’abricots – la confiture de ma grand-mère réalisée à mesure que nous descendions les pots, la reine de tous les goûters. Jusque-là, je repensais à ces souvenirs avec beaucoup de tendresse. Après tout, ça ne datait pas de si longtemps. Mais depuis que je suis mère, je repense pour la première fois à ces étés avec une nostalgie nouvelle et plus sombre, comme si je prenais conscience pour la première fois du temps qui passe, comme si je découvrais que ces souvenirs appartenaient à un passé révolu dont les couleurs, jusque-là vivaces, s’étiolent maintenant peu à peu. Que je ne vivrais plus ça, ni l’année prochaine, ni les suivantes.
Cette année, le plus rude a été de devoir gérer une chose à laquelle je ne m’attendais pas du tout : le retour d’une fatigue intense, irrécupérable, pas si éloignée de celle traversée au cours du post-partum. La raison est toute bête : depuis le début du mois de juillet, mon bébé a arrêté de dormir correctement. Il a arrêté les nuits réglées à heures fixes, les couchers faciles, les levers à des heures raisonnables. Cet été a donc été un branle-bas de combat quotidien pour faire dormir l’enfant. Il paraît que ça porte un nom : la régression. Dans le dictionnaire, je lis : retour en arrière, après avoir connu une période de progrès. Et je dois dire que je m’y étais attachée, à ma période de progrès, aux nuits complètes, sereines, sans réveil, au bisou bonne nuit à demain mon coeur, sans aucune crise de nerfs ou de pleurs. J’ai cherché évidemment des explications, et j’ai eu l’impression, moi aussi, de régresser : je me suis revue taper dans Google régression du sommeil 4 mois, quand je ne comprenais pas pourquoi mon adorable bébé qui commençait à faire ses nuits était totalement déréglé. J’ai revu cette jeune mère pleine de bonne volonté, qui voulait apprendre, qui voulait savoir, qui pensait avoir la patience de tout affronter. Et je repense à celle qui, quelques mois plus tard, connaîtrait un hiver particulièrement noir.
Ce qui est dur dans cette histoire de sommeil, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’explication. Ou plutôt, il n’y en a que trop, une multitude de raisons possibles, probables, peut-être qu’elles s’accumulent, même, allez savoir ; c’est là tout le problème : on ne saura jamais vraiment. Tout ce qu’on peut faire, c’est se prendre le mur de la régression en pleine face, nager à contre-courant, se battre contre du vent. Retenir les cris, les larmes, les questions sans réponses, de quoi tu as besoin ? est-ce que tu veux de l’eau ? est-ce que tu veux laisser la porte ouverte ?, les négociations qui ne fonctionnent pas, c’est lâcher prise en permanence, tester chercher tâtonner essayer s’adapter, avoir l’impression que quelque chose marche, et puis finalement non. La régression c’est le dos en compote à force de dormir à côté de l’enfant, ou c’est une bonne nuit ruinée le lendemain par un nouveau refus de sieste : c’est un joyeux carnage, un cercle sans fin. Ou presque.
« Tout passe. » Je l’ai écrit dans plusieurs de mes textes, et je m’accroche toujours à cette petite phrase, parce que je l’ai déjà vécu. Parce que c’est vrai, et c’est aussi simple que ça. Alors, tous les soirs, allongée sur un vieux matelas à côté du lit de mon fils, pendant les 1h30 à 2h qu’il met pour s’endormir, je murmure, tout passe, tout passe. Parfois, je pense, ce n’est pas grave. D’autres soirs, j’ai envie de hurler pourquoi, pourquoi est-ce que tu n’arrives pas à dormir? J’essaie de faire bonne figure, mais la fatigue me ravage : cet été je suis devenue maussade, nerveuse, impatiente. Cet été j’ai beaucoup pleuré, fait la grosse voix, découvert qu’il y avait même la très grosse voix, celle qui fait inévitablement pleurer mon bébé. J’ai redécouvert les yeux qui piquent et la brume mentale, l’envie de se refermer et de crier au monde : vous ne comprenez pas. On ne répétera jamais à quel point la fatigue peut-être mortifère, à quel point la fatigue au long cours vous marque, vous creuse, vous change. Quand je suis très fatiguée, j’ai l’impression de devenir une autre personne. Il suffit pourtant d’une bonne nuit ou deux pour que la brume se lève un peu, pour que je me sente un peu mieux, à défaut d’aller très bien.
Ces dernières semaines, j’ai donc tenté de survivre à cette fatigue, tant bien que mal, tenté de combattre aussi ce sentiment de nostalgie que je décrivais plus haut, pour éviter absolument de me dire que franchement la vie, c’était mieux avant. Rien n’est plus faux en ce qui me concerne, mais la fatigue a le pouvoir de vous empêcher de profiter de ce qu’il se passe là, tout de suite, maintenant. De la même façon, je ne veux pas vivre dans le passé, revivre éternellement les étés de mon enfance, ni les entretenir comme le mirage d’un eden miraculeux. Il reste tant de beaux étés à vivre. Et s’il ne sont pas tous beaux, alors, tant pis.
Je vous partage ci-dessous quelques poèmes rédigés au cours des dernières semaines. Je n’écris pas autant que je le voudrais en ce moment, alors dans les interstices qui se présentent j’essaye d’écrire un peu sur cette saison pour mettre les choses à plat, tenter de recueillir quelques joies que j’aurais pu laisser passer. Peut-être qu’en l’écrivant, je l’aimerais un peu mieux, cet été.
Je vous souhaite, dans tous les cas, d’apprivoiser vos moins bien pour mieux chérir les joies de vos saisons.
Émilie
Fragments d’été
1.
Les pêches sont là. Chaque année, j’attends leur arrivée. Comme celle des abricots qui me console de la perte de juin.
L’été me fait peur. Il me ramène aux langueurs d’autrefois, aux ennuis têtus des jours trop longs une fois l’école terminée, à l’odeur puissante du monoï et de la menthe, aux serviettes de plage étalées au fond du jardin, à tous les gestes
que je ne ferai plus.
L’été me ramène aux saisons de la montagne, aux enfances courues dans la fraîcheur des forêts, dans le ciel tendre des matinées d’août. À ce qui est déjà mort mais qui, quelque part, vivra toujours.
2.
L’enfant est parti pour une soirée. La porte s’est refermée derrière lui, et plutôt que d’embrasser ma solitude comblée, j’ai salué le vide. J’ai erré quelques minutes dans l’appartement, ma maison silencieuse
éteinte. Il a fallu un peu de temps pour réapprendre à habiter ma maison, comme il m’a fallu du temps, dans les premiers jours de la maternité, pour habiter à nouveau mon corps
mon corps à moi.
Pour la première fois il y a des naissances autour de moi, et ça me fait quelque chose. Un petit trou dans le cœur et dans le ventre, et j’écris « petit » pour ne pas penser à la « béance. » L’idée d’un autre enfant m’a traversée – comme le tout premier, un soir d’hiver.
Depuis deux ans, j’ai l’impression d’être toujours traversée. Corps et maison constellés de trous et de vides, et entre chaque
interstice, je chasse le vide
je pêche
un peu d’amour.
3.
Est-ce que les écrivaines y arrivent ? Est-ce que les femmes qui écrivent arrivent à être mère et faire des livres ? Partout, je le vois. C’est possible. Partout
je le lis
C’est / possible. Elles / disent
les mots rampent bousculent cognent. J’ai lu : je fais des choix
de vie
j’ai lu : il faut s’acheter
le temps
j’ai lu : nos enfants seront plus heureux si nous ne sommes pas
frustrées
je lis les mots et je pense :
et la vie ?
la vie réelle, la réalité crasse
du comment faire
et le temps
et l’argent
et les villages qui devraient faire pousser
nos enfants
et la logistique
et les envies de disparaître
et les envies de ne rien faire d’autre
qu’être avec son enfant
pour jouer au memory
la belle affaire
tellement d’amour
si peu de sommeil
sur la route
je me suis un peu
perdue
4.
J’ouvre un pot de confiture / abricot, l’été c’est toujours l’abricot / l’abricot qui danse dans son manteau charnu / dont je caresse / la peau duveteuse / avant de jeter le noyau. J’ouvre un pot de confiture – ce ne sont pas mes mains, ce sont celles de mon père qui a fait la confiture – ce ne sont pas mes mains, ce sont celles sont celles de ma grand-mère qui faisait la confiture avant lui – ce sont celles de mon grand-père qui étalait la pâte et la farine qui fleure pique la pointe de la fourchette sous les abricots coupés en deux. Chaque été les abricots / et la tarte dans le four / années après années / est-ce que ça restera / le sang ocre des fruits / à la croûte un peu brûlée / mon temps devenu l’ancien / chaque fois que j’ouvre / un pot de confiture
7.
L’été traverse l’été prend
son temps. Il tire étire retire ce que le printemps avait de meilleur. Je nage. Les eaux ne sont pas troubles, seulement incertaines. Ça remue. Ça secoue. Le courant me berce, je me laisse porter – je voudrais me laisser
cueillir
comme une figure fraîche
attendre l’automne
9.
Depuis un an, les abricots ne sont plus rois. Depuis un an, le jus de la pastèque emporte tout. Depuis un an, le jus éclate et qui coule sur un menton de bébé, les pépins volent roulent se coincent entre les dents ou les lattes du parquet. Ça dégouline de partout. Les dents de lait plongent mordillent croquent la chair sucrée. Ça éclabousse. Une voix, une voix minuscule et flûtée qui chante pour la première fois dit, c’est de l’eau. J’essuie l’eau qui gicle sur le petit menton avec le pouce, parce que c’est ce que je dois faire. Parce que c’est ce que je sais
faire
que je veux
faire
l’été reviendra
comme les pépins
qui craquent
sous ton rire
Quelle douceur de lire ce texte, un matin de "moins bien". Ça apaise, un peu.
Tant de souvenirs de jeune mère ! Et le poème 3, c'est encore aujourd'hui, un douloureux questionnement cyclique qui donne à la fois envie de persévérer et de baisser les bras (parce que finalement, ce ne serait pas plus simple de juste manger de la pastèque et faire des memories ? Mais aussi parler de leurs problèmes de pré-ados et ensuite juste se plonger dans un livre, écrit par d'autres qui ont arraché le temps, eux - ou l'avaient plus aisément, si ce ne sont pas des parents).