Il y a quelques semaines, j’étais au parc avec mon bébé, dans une aire de jeux pour enfants. Il faut savoir que ce genre d’endroit, les « aires de jeux », m’angoisse énormément, et je dois avouer que j’évite d’y aller seule avec mon enfant « aux heures de pointe » (le lundi à 9h30 est donc un horaire que je recommande particulièrement). Ce jour-là, donc, nous étions dimanche après-midi, c’était donc mal parti pour le moment de tranquillité sur les balançoires. Mais nous étions en famille ; dès lors, je savais que je n’aurai pas besoin de courir partout pour suivre l’enfant de toboggan en toboggan, puisqu’il y aurait d’autres adultes pour le faire à ma place, bénis soient les grands-parents. Je me suis donc assise sur un des bancs alentours, ce qui arrive finalement rarement. Car il faut toujours surveiller, guider, accompagner l’enfant dont le seul objectif est d’escalader des jeux inadaptés à son âge. D’habitude, c’est une excuse à peine voilée pour m’élancer moi-même sur les échelles et les toiles d’araignées qui me rappellent avec amertume que je n’ai plus huit ans.
Mais ce dimanche, j’étais bien incapable d’escalader quoi que ce soit. Je me suis donc affalée plutôt qu’assise sur mon banc, avec le sentiment que je ne pourrais peut-être plus jamais en décoller. La réalité, c’est que je me sentais incapable, à cet instant-là, de faire le moindre effort, de me lever pour passer du temps avec mon enfant et de m’occuper de lui. Je me sentais assez nulle, disons-le, seule sur mon banc à regarder de loin mon fils tout heureux de sauter dans tous les sens. J’étais dans une période de travail très intense et je me suis dit, c’est donc ça, être mère, être tellement fatiguée qu’on n’arrive même plus à profiter de rien, des instants les plus simples comme jouer avec son enfant ? Être mère, c’est être condamnée à ne plus jamais avoir d’énergie ? Un sentiment de tristesse m’a saisie, et mon propre épuisement m’a submergée.
Je me suis toujours considérée comme une personne dynamique. Bien que casanière (c’est un autre sujet !), j’ai toujours été pleine de vigueur, de force, d’énergie. J’ai alors pensé, ça y’est, tu as trente ans et un enfant, et tu t’assois sur ce banc, incapable de bouger. Je me suis demandé si c’était la maternité qui m’avait pris ça, qui avait pris toutes mes forces, qui faisait de moi cette fille chiffon, un dimanche de mars sur un banc glacé. Où était passée ma joie, et avec elle l’envie de bondir ? J’ai eu envie de pleurer la petite fille qui courait partout, dans les jeux et ailleurs, l’enfant qui riait aux éclats et ne s’arrêtait jamais de danser. Où était la fillette qu’on appelait la grêle car elle était aussi vive qu’une tempête ? Où était l’adolescente vivace, la jeune fille toujours en mouvement, la future mère qui faisait des randonnées deux jours avant de donner naissance ? Je voulais savoir où donc j’avais bien pu passer, ce que j’étais devenue, dans quel interstice mystérieux mon corps avait coulé ces derniers mois, pour que la simple position debout soit presque intolérable.
Pourtant, la fatigue, je connaissais. Elle avait été la chose la plus dure de mon post-partum. Seulement voilà, le post-partum était loin de moi désormais : ce qui m’apparaissait jusque-là comme une normalité acceptable de ma condition de nouvelle mère, une réalité avec laquelle il avait fallu composer pendant des mois, me semblait inacceptable un an après. Il me semblait inenvisageable de tomber à nouveau dans cette souffrance-là, celle des nuits blanches et des journées noires. Cet épisode au parc, bien que banal, m’a ébranlée. Et je me suis dit, non, je ne veux plus jamais être fatiguée comme ça - comme si on pouvait vraiment le décider.
Quelques jours après, je me suis mise à faire des choses étranges, comme taper dans Google : « comment retrouver l’énergie ». Comme si je m’attendais à tomber sur une solution miracle en première page, comme si « dormir, faire du sport et arrêter le sucre » étaient une panacée. Je sais bien que c’est plus complexe, plus profond. Alors j’ai recopié une recette d’energy balls à base de flocons d’avoine et de pruneaux et j’ai coupé internet, en me disant qu’il fallait peut-être prendre la chose un peu plus sérieusement. Comme consulter un médecin. Ça peut paraître bête, évident, anecdotique, presque rien. Mais ça ne l’était pas pour moi. Prendre un rendez-vous médical pour dire, bonjour, je suis fatiguée ; je ne l’avais encore jamais fait. J’ai réussi à faire cette démarche, à considérer que mon émotion au parc pouvait être un déclencheur suffisant pour commencer à prendre soin de mon corps fatigué. Au fond, depuis un an, j’ai avant tout pris soin de mon esprit en retrouvant une activité intellectuelle, en m’investissant dans mon travail et dans toutes sortes d’activités, profitant d’un corps sorti des limbes du post-partum, mais pourtant, je réalise seulement maintenant que je n’ai pas vraiment pris soin de lui. De mon corps, qui me porte et supporte bien des caprices. En même temps, je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire, « prendre soin de soi », parfois cela me semble être juste une injonction supplémentaire qui pèse sur le corps des femmes. Et parfois, je sens bien que cela devient nécessaire, quelle que soit la forme du soin en question : faire du sport, oui, mais pourquoi pas tout simplement aller marcher dehors, se faire faire les ongles ou rester étalée sur son canapé.
Je dis que la maternité m’a pris toutes mes forces, mais d’un autre côté, elle m’en a donné de nouvelles. Parfois, quand je n’ai plus d’énergie du tout, mais que l’enfant est bien là et que lui, manifestement, n’en manque pas, il faut bien aller chercher, puiser, extraire des réserves que l’on ne pensait même pas posséder. Depuis quelques jours, l’enfant se réveille souvent très tôt, entre 6h et 6h30. Alors je fore l’énergie à l’intérieur de mon corps pour me lever, le changer s’il en a besoin, lui sortir ses jouets. Je m’étends sur le canapé auprès de lui, je reste à disposition, je veille, je surveille, j’ai encore l’énergie pour ça, pour lire des livres et répondre « oui oui » à chaque baragouinage quand il est à peine 7h et que nous en sommes déjà à la cinquantième écoute d’Émilie Jolie. Idem le soir, quand j’ai l’impression qu’un rouleau-compresseur m’a écrasé la tête mais qu’il faut quand même chanter des chansons, nettoyer le pot, cuire des coquillettes. Tout ça, ce sont des forces que je n’aurai jamais eu avant d’être mère. La maternité m’a offert ces forces discrètes et insoupçonnées, et m’apprend autant la patience que la persévérance, deux caractéristiques dont je pensais être totalement dépourvue. Je suis heureuse d’apprendre à découvrir cette énergie qui relève du mystère. Mais je dois avouer que tout cela modifie aussi ma perception quant à la possibilité d’accueillir un deuxième enfant. Car je suis intimement convaincue que je pourrais donner encore beaucoup d’amour à un autre bébé. Je suis également persuadée que je pourrais déployer la patience nécessaire. Mais aurai-je suffisamment d’énergie ? J’ai trouvé, sur le banc ce matin-là, la limite à mon propre désir d’un autre enfant. Limite floue et poreuse, je le reconnais. Peut-être un peu bête, aussi. Mais au fond, tant que cette barrière me semblera impossible à franchir, je ne sais pas vraiment si je pourrais sereinement envisager une nouvelle maternité.
Il y a quelques jours, j’étais à nouveau au parc à jeux avec mon fils. Nous avons fait du toboggan, tournoyé sur le tourniquet, glissé dans le tunnel du petit train. Ensemble. Ces derniers temps, j’ai essayé de contrôler davantage mon temps de travail, de ménager mon corps - à défaut d’en prendre encore véritablement soin. Je sais bien qu’une part de mon énergie a disparu pour toujours. Ça ne s’appelle pas seulement être mère, mais tout simplement vivre. Je sais que je ne suis plus une petite fille ;je ne suis plus la grêle, je m’essouffle beaucoup plus vite qu’avant et rien ne me semble plus attrayant que de dormir. Mais j’ai senti que les forces étaient là de nouveau. Timides, mais bien là, suffisantes pour ne pas avoir envie de m’allonger sur le revêtement de sol de l’aire de jeux, suffisantes pour accompagner l’enfant aux jeux des grands, le hisser, le soutenir, le rattraper, rire avec lui chaque fois que son petit corps rebondit et chute au bout du toboggan.
La maternité est faite de cycles. Je ne me fais pas d’illusion : la fatigue reviendra. Mais je l’attendrai au tournant. Hier, j’ai tenté de faire des energy balls et c’était infâme, alors avec l’enfant on a fait notre premier gâteau, vanille et abricots – on a mis la cuisine à sac, mais avoir trouvé la force de faire ça après une longue journée de travail, j’ai quand même trouvé ça beau.
Alors je vous souhaite à vous aussi, bien sûr, beaucoup de repos, mais également de célébrer vos forces secrètes, celles qu’on oublie de voir mais qui nous maintiennent pourtant debout.
Émilie
Toujours le même plaisir de te lire ! Je garde cette maman chiffon au creux des mains, c'est beau !
Mon deuxième m'a vidé d'énergie tout autant que le premier et maintenant que je sors enfin de la toute petite enfance je me dis que heureusement que je m'étais un peu lancée dans le vide, si j'avais attendu d'être prête je ne l'aurais jamais fait. Mon premier j'y suis allée avec les tripes, le 2ème avec la tête - mon horloge biologique y a beaucoup contribué. Ce n'étaient pas les mêmes moteurs, et je n'étais plus la même personne non plus. Ce que je garde c'est que s'écouter ça s'apprend, c'est aussi un besoin nouveau qui nait avec l'enfant : il y a la fatigue gigantesque mais surtout tout ce "bruit" duquel on doit s'extraire pour s'entendre. Avant il n'y avait pas besoin de tendre l'oreille, c'était presque une évidence et le saut entre les deux semble mortel. Mais ça s'apprend ;)
Magnifique texte, merci beaucoup pour tes mots simples et élégants 💜 Une vraie claque !