Hier, j’ai écrit à propos des chambres dans lesquelles j’avais vécu. Le sujet peut sembler banal, mais j’ai réalisé à quel point, au contraire, il était intéressant de se pencher sur cet espace si singulier. Combien le motif de la chambre déployait tout un imaginaire à explorer, à la limite du fantasme, et que dans cet espace apparemment anodin se jouait pourtant l’histoire de l’intime, certes, mais aussi celle des conditions féminines.
Ma grand-mère, comme beaucoup de femmes de son époque, n’a jamais eu de chambre à elle. Mariée à dix-neuf ans, mère à vingt, femme au foyer sortie de l’école ménagère, elle n’a probablement jamais eu le temps ni le luxe de s’imaginer avoir un lieu à elle -là où mon grand-père, musicien amateur, s’enfermait tous les jours dans la chambre du rez-de-chaussée pour pratiquer son instrument. La pièce de ma grand-mère, comme tant et tant de femmes, c’était bien sûr la cuisine. C’était l’espace restreint entre l’évier et la gazinière, espace occupé à moitié par une imposante table à manger. Pendant des décennies la cuisine s’est fondue -pour ne pas dire confondue en elle, à moins que ça ne soit l’inverse. J’ai encore l’image de ma grand-mère vêtue de son tablier qui retournait l’omelette aux pommes de terre que moi et mes sœurs allions manger le soir, qui surveillait la poêle sur le feu tout en servant la soupe de potiron dans des assiettes creuses. Ma grand-mère avait de la chance car elle avait un jardin, c’était son autre lieu à elle, son potager et ses fleurs. Elle soignait les tomates, ramassait les haricots et plantait les bulbes de tulipes au mois de septembre quand la terre était encore assez chaude. Elle bêchait les pieds nus dans la terre, derrière les rosiers, c’était là tout son royaume.
Il est facile de penser à nos grands-mères privées d’espace propre où s’échapper, et j’ai la facilité de me dire que c’était il y a longtemps, un autre siècle, une autre époque. De mon point de vue, la génération suivante, celle de ma mère, était en tout point différente : les filles pouvaient aller au lycée, faire des études, avoir un métier et leur propre compte en banque, choisir d’avorter. Et puis au moment de poser les premiers mots de cette lettre je me suis rendue compte d’une chose. C’est que mon père avait un bureau. Mais pas ma mère. Je ne me l’étais jamais formulé jusqu’à aujourd’hui. Mon père avait un bureau à lui où il passait le plus clair de son temps. C’était normal, c’était là qu’il travaillait, c’était le lieu qu’il ne fallait pas déranger. Et ma mère? Voilà, donc. La pièce de ma mère, c’était pour elle aussi : la cuisine. Et le jardin. Comme sa propre mère. Il m'a fallu vingt-neuf ans pour me rendre compte que ma mère n’avait jamais eu vraiment de chambre à elle. Ma mère qui peignait quand elle avait vingt ans, et qui a arrêté du jour au lendemain quand elle a eu un enfant. Après tout, à quoi bon peindre quand on est mère, à quoi bon peindre quand il y a tant de choses à faire, quand on a un métier et trois enfants à charge, à quoi bon peindre quand on n’a de toute façon pas de pièce dans laquelle poser un chevalet. Moi, je pensais que je serai encore différente, moi fille de l’époque moderne, moi la féministe, je ne serai assujettie à rien ni à personne, indépendante et libre comme l’air. Et puis un jour mon bureau est devenu une chambre d’enfant. Je ne l’ai pas vu venir, parce qu’au fond je pensais que c’était naturel. Parce que c’est ainsi quand on est mère, l’espace se réduit de tout à rien et l’intime se mue en peau de chagrin.
J’écris cette lettre au milieu du salon, l’ordinateur sur les genoux pendant que le bébé qui ne veut pas dormir joue avec ses cubes sur le tapis. Alors oui, parfois, depuis que je suis mère, je rêve de cet espace dont parle Virginia Woolf. Je rêve d’une porte fermée. De n’entendre rien d’autre qu’une page qui se tourne, que le bruit de mes mains frappant le clavier, que le battement de mon propre cœur. D’un silence si parfait qu’il m’absorberait toute entière. Je rêve d’avoir ce que ma grand-mère et ma mère n’ont jamais eu.
Pourtant, quand je repense aux quelques chambres que j’ai habitées, je réalise que je ne les ai pas toujours perçues comme une chance. La chambre avait beau être un refuge, elle avait toujours ce prix si cher à payer à certains moments de ma vie : celui d’une profonde solitude. C’est en écrivant sur mes chambres que j’ai compris à quel point la notion d’espace à soi était relative, et que c’était peut-être le fait d’en être désormais privée qui me la rendait si attractive. Si je ne peux pas avoir de lieu à moi pour le moment, peut-être que je pourrais tenter de redéfinir moi-même l’idée de cette chambre. Fonder mon propre jardin. Peut-être que je pourrais imaginer mon lieu et décider de l’installer partout, ici, dans le salon à côté de l’enfant qui joue, dans sa chambre à lui où chaque soir je me roule en boule pour écrire des notes sur mon téléphone, ou dans la cuisine -encore, dans la salle de bain, dans les toilettes, dans cette pièce de la bibliothèque municipale où il y a des tables et des chaises. Quand je rêve un peu trop fort à un temple de silence maudit, je me dis que je fais peut-être fausse route. Que la chambre à soi n’est peut-être pas la clef de tout. Non pas qu’il ne serait pas agréable d’en profiter, certainement, mais qu’en attendant ce possible je me prive en partie de ma liberté. Je n’ai pas de bonne réponse à fournir. Je sais que je ne pourrais jamais dormir au milieu du salon, mais peut-être que je peux m’accorder la possibilité d’y rêver un peu, dans mon salon, et me donner l’autorisation d’y écrire. Et tant pis si la porte n’est jamais fermée.
Hier j’ai écrit sur les chambres dans lesquelles j’ai vécu et qui m’ont fait comprendre qu’il y avait peut-être d’autres lieux à soi à découvrir. Pour terminer cette lettre, j’ai donc envie de vous partager ce texte écrit en atelier.
Je vous souhaite de trouver la définition de votre chambre à vous, et d’oser y coucher vos propres rêves.
Émilie
LA CHAMBRE
De la première chambre je ne me souviens pas. La première chambre où j’ai dormi était celle de la maternité. Elle devait donc avoir des murs blancs. Peut-être jaune pâle ou rose tendre, je suis née très vite et je ne m’en souviens pas. J’habite à quelques pas de l’Hôtel-Dieu où j’ai dormi pour la première fois, mais aujourd’hui le bâtiment va être détruit. En lieu et place de ma première chambre, il y aura un complexe immobilier. On parle aussi d’une bibliothèque. L’idée me plait davantage. A la place des nouveaux-nés qui ont poussé le premier cri dans des chambres aux couleurs incertaines, peut-être que des livres fleuriront cette année.
Il y a eu la chambre aux murs verts d’eau. Avec du jaune et des animaux. Il n’y a rien à dire de cette chambre-là. C’était le lieu où l’on dort, l’endroit où il faut éteindre la lumière à 21 heures alors que j’avais si peur du noir. Comme beaucoup d’enfants je lisais en cachette, sous la couette, jusqu’à sentir le sable couvrir mes paupières, jusqu’à ce que ma tête flanche et tombe sur le livre. Alors seulement j’éteignais la lampe, avec le soulagement de m’endormir avant d’avoir eu peur.
La chambre est un pays de solitude.
Dans la chambre aux murs violets j’ai installé le lit près de la fenêtre, pour voir les lumières de la cathédrale le soir avant de m’endormir. Dans la chambre aux murs violets, j’ai visionné de nombreux films, parfois quatre par jour, pour remplir ma tête, mon cœur et mon ventre d’images. Dans la chambre aux murs violets, je me suis demandé ce que je faisais là. Dans la chambre aux murs violets, je guettais les pas de mes colocataires dans le couloir pour éviter de trop souvent les croiser. Dans la chambre aux murs violets, j’ai arrêté de manger. Dans la chambre aux murs violets, il n’y avait pas d’éclat, pas de rire, d’affiche collée aux murs. Dans la chambre aux murs violets, j’ai arrêté d’écrire.
Un jour j’ai loué un appartement dans lequel il y aurait moi et un garçon. J’avais décidé de vivre avec un garçon, nous étions amoureux et à Paris, capitale de l'amour et des possibles. Nous étions à Paris alors nous avons loué un deux pièces, cuisine et salon, une chambre -pourquoi pas plus? A cette époque, je ne savais pas.
Un couple égale une chambre. C’est normal. L’intime se dédouble, l’espace se divise. C’est normal et puis moins cher. Logique implacable.
Il aura donc fallu passer l’épreuve de la mise en ménage, dans un couple hétérosexuel normé, pour que je comprenne ce que signifiait avoir une chambre à soi. Ou plutôt, de ne pas en avoir une. J’ai repensé à la chambre aux murs blancs dont j’ai tout oublié, la chambre vert d’eau et même la chambre aux murs violets qui avait accueilli le feu de paille que j’étais. Mes chambres à moi avaient soudainement disparu et dans mon 32 mètres carré, je passais d’une pièce à l’autre sans savoir quoi faire de mon corps, où le mettre, où me poser, où aller quand l’autre était là -ce qui arrive invariablement lorsque l’on vit avec quelqu’un. La chambre était devenue notre chambre. Pour la première fois j'utilisais ce “notre”, qui dans ma bouche sonnait toujours un peu faux, ce notre qui pour tant de personnes est synonyme de victoire, celle d’emménager avec quelqu'un (le couple, début de la cellule familiale, apothéose de la normalité). Dans notre chambre donc, j’avais installé mon bureau entre l’étendoir et l’étagère. Je sautais de la chaise à mon lit -notre lit, on pouvait à peine poser le pied par terre et ça sentait l’humidité. Cette chambre qui n’était pas la mienne, je l’ai aimée plus que tout autre. Dans l’obscurité de notre lieu, j’ai appris à aimer. J’ai recommencé à écrire.
Il y a eu la chambre aux murs pâles. Là encore, j’ai oublié la teinte exacte. Je crois que les plinthes étaient vertes, comme l’affiche qui indiquait le numéro de la chambre, 35, au fond du couloir, et je crois que les murs étaient crème, comme l’affiche collée sur le berceau en plastique sur lequel figurait le nom d’un nouveau né. J’avais de nouveau une chambre à moi, mais la porte n’était jamais fermée : ballet du personnel soignant qui va et vient pour prendre la température du bébé, glisser une main sur votre utérus, vérifier que tout va bien. C’était le lieu le moins intime qui soit, et j’y passé les heures les plus belles, comme les plus noires, gorgée de solitude lorsque la nuit, le bébé se mettait à pleurer.
Désormais il y a la chambre aux murs jaunes. Aux rideaux jaunes qui occultent tant bien que mal la lumière de l’été. Je suis dans mon ancienne chambre, la pièce qui est devenue celle du bébé, celle où je lis des livres avec des noms d’animaux. J’ai installé un matelas au pied du lit parce que j’ai mis au monde un soleil qui ne veut pas se coucher. Le soleil est partout dans cette chambre, il coule des murs et gicle jusqu’au plafond, il brille sur le tapis, rebondit sur l’armoire avant de faire des cabrioles sur le lit. Je n’ai plus de chambre à moi et je me demande si au fond tout cela importe. C’est de cette dernière chambre dont je veux me souvenir, la pièce aux murs soleil qui m’a permis d’écrire.
Est ce qu'au final en étant devenue mère ce n'est pas renoncer à certains privilèges et se conforter en disant qu'après tout ce n'était que des rêves de jeunesse ? Et suivre les traces de nos aïeules qui s'est imprégné dans notre sang à notre insu et parfois plus rassurant.
Il me semble toutefois que Virginia Woolf ne parle pas d'une pièce à proprement parler. Mais d'un endroit.